Les brèves publiées par le mouvement rebondissant sur l’actualité

Numérique et civilisation : quelles perspectives ?

La quatrième révolution industrielle est à l’œuvre. Elle dépasse toutes les autres. Plus que la machine à vapeur au XVIIIe siècle (mécanisation), le pétrole et l’électricité au XIXe (production de masse) ou l’électronique au XXe siècle (automatisation), le numérique bouleverse non seulement notre mode de vie, nos manières de travailler et de consommer, mais remet en cause pour la première fois la primauté de la personne humaine. L’interaction simultanée d’innombrables innovations technologiques dans les sphères physique, numérique et biologique, comporte des bouleversements qui questionnent notre humanité même. Au cœur de cette quatrième révolution industrielle, la convergence de l’intelligence artificielle et du « Big Data » qui promet une robotisation à grande échelle. Quelle place pour l’Homme demain dans cette nouvelle civilisation des machines ?

Des savants fous au service d’un capitalisme prométhéen travaillent déjà à l’intolérable : le dépassement de l’intelligence humaine par l’intelligence artificielle, la fusion de l’homme et de la machine. C’est le dessein du transhumanisme (un autre nom de l’eugénisme) et la théorie de la singularité, sorte de point de non-retour au-delà duquel l’intelligence artificielle s’auto-améliorerait et serait l’unique source de progrès.   

Fort heureusement, cela relève encore de la science-fiction. Le futur n’est pas encore joué. Il nous appartient de l’écrire. Pour autant, l’Homme est réellement en train d’inventer des créatures qui pourraient potentiellement s’affranchir de leurs créateurs. La robotique et l’Internet des objets permettront demain à des machines d’effectuer des tâches toujours plus sophistiquées et conséquentes. Pour la première fois dans l’Histoire de l’humanité, les Hommes et les machines vont entrer dans une forme de concurrence. Cela pose d’immenses questions philosophiques et éthiques, en particulier dans le domaine de la santé, mais aussi plus prosaïquement en termes d’emploi. Les ouvriers ont-ils un avenir à l’ère de l’industrie 4.0 ? Elon Musk, lui-même, considère que l’intelligence artificielle constitue un risque existentiel pour la civilisation humaine.

Internet est aujourd’hui aux mains de grandes entreprises privées transnationales comme les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), stockant et exploitant massivement nos données personnelles. Ces grands groupes emploieront demain des millions de robots et seront en mesure de défier les États. Cela pose gravement la question de la souveraineté des États dans le cyberespace, espace fluide par nature et d’ores et déjà cinquième milieu des opérations militaires.

Alors dans quelle société voulons-nous vivre ? C’est le devoir et l’honneur du politique que de protéger la société des risques potentiels amenés par l’innovation, en particulier quand elle comporte une puissance invasive comme celle des GAFAM. Les dérives de l’intelligence artificielle sont probables et appellent une régulation rapide et efficace des États. L’époque commande aussi de revenir à une forme de sagesse universelle, au principe conservateur de prudence.

Au-delà de la maîtrise des risques, la civilisation 4.0 sera ce que nous en ferons. Le numérique fourmille d’opportunités à saisir afin de rendre l’avenir plus vivable pour nos enfants. Ce serait une grave erreur de réduire la « révolution numérique » à une simple addition d’innovations technologiques foisonnantes ou à la seule adaptation des business models à ces innovations. Il s’agit plus largement d’une révolution « politique », au sens premier du terme dans la pensée grecque. Car par une ironie rusée de l’Histoire, des alternatives surgissent des flots de la mondialisation capitaliste triomphante. L’économie coopérative et collaborative marque la revanche du commun féodal disparu avec la révolution agricole. La montée historique du salariat est interrompue par la réémergence du travail indépendant et de l’artisanat, éliminés par la production de masse de la seconde révolution industrielle.

Le numérique rendra possible demain la généralisation du télétravail et par-là même une plus grande porosité entre vie professionnelle et vie privée. Si les précédentes révolutions industrielles avaient induit une séparation stricte entre vie personnelle et monde du travail, la révolution numérique, quant à elle, en abat les frontières chaque jour davantage. D’une certaine manière, il s’agit d’un retour à une organisation sociale proche de la société paysanne préindustrielle, laquelle reposait précisément sur l’impossible dissociation entre lieu de vie et lieu de travail, et donc sur l’imbrication de facto de la vie familiale et de la vie professionnelle.

On le comprend bien, avec le numérique, deux chemins sont empruntables. Et le pire n’est jamais certain. Du numérique peut naître une société des enracinements, des réseaux de proximité et de réciprocité, en « source ouverte ». Un localisme politique et économique prônant un nouvel équilibre entre les métropoles et la ruralité, afin de remettre le local au centre et le global à la périphérie. Une nouvelle organisation sociale taillée pour résister aux forces centrifuges de la mondialisation, les poussées de l’individualisme et du consumérisme. Le numérique rend paradoxalement possible la mise en réseau d’individus atomisés désirant revenir aux solidarités sociales traditionnelles, appartenir à une communauté locale et cultiver une « écologie intégrale ».

L’ère du numérique peut apporter des réponses décisives aux enjeux environnementaux, l’épuisement des ressources naturelles, la surconsommation, etc. ; car elle peut faire de nous les « autoproducteurs » d’un tout nouveau système de production. Plus sobre, plus économe et même plus efficace que la production de masse. L’impression 3D est plus économe en matières premières, utilisant des technologies par dépôt de couches successives, évitant les gaspillages et les chutes, contrairement à la production industrielle classique fondée sur une logique de découpe. Le passage du prototype à la production en série et à sa commercialisation pourra demain s’effectuer par des circuits de plus en plus courts. Une réindustrialisation verte relève du champ des possibles.

Le XXIe siècle sera technologique. Nous n’assistons pas à une énième révolution industrielle. Cette révolution est d’une autre nature et porte un changement de paradigme politique, économique, social et pourrait-on dire « civilisationnel ». Oui, avec l’Homme augmenté, l’Homme concurrencé, l’Homme inutile, la civilisation est en jeu. Il nous appartient de construire un monde de cohabitation pacifique entre l’Homme et la machine. L’enjeu est de reconstruire une économie du partage, dans le respect de la nature et du bien commun, en s’appuyant sur la puissance de calcul des robots, au service de l’humanité.

 

Edouard Josse

L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?

Les vagues migratoires massives auxquelles l’Europe est confrontée sont appelées à durer des décennies. Des millions de personnes – très majoritairement des hommes, d’après les données disponibles – se lancent chaque année vers la promesse d’un avenir meilleur en Europe. Or, et face à un enjeu qui semble appelé à durer, les partis politiques français de gauche comme de droite butent sur la question du long-terme. Les uns semblent en effet tentés de répondre à ces vagues migratoires par l’ouverture et la compassion : sur longue période, une telle approche est cependant susceptible de bouleverser les équilibres démographiques, culturels et sécuritaires de nos sociétés. Les autres, à l’inverse, appellent à une plus grande maîtrise des flux migratoires et à la remise en cause des dispositifs permettant ou encourageant ces flux : une telle approche, quoique plus responsable, bute sur les variables de long-terme qui contribuent à cette ruée vers l’Europe.

 

L’excellent ouvrage Africanistan de Serge Michailoff, paru en 2015, invite à la considération de ces variables de long-terme. En dépit de son sous-titre un brin provocateur (« L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? »), l’auteur n’a rien d’un Cassandre : diplômé d’HEC et du MIT, ayant derrière lui une longue expérience qui l’a conduit à occuper des fonctions de direction à la Banque Mondiale et à l’Agence française de développement (AFD), Serge Michailof est un interlocuteur régulier des cabinets ministériels, du Quai d’Orsay, et des principales administrations françaises. Le regard proposé par l’ouvrage est donc doublement instructif, à la fois par son caractère informé, du fait de l’expérience de son auteur (l’ouvrage est particulièrement riche en anecdotes, souvent révélatrices), et par son caractère engagé, à travers un ton conciliant rigueur statistique et absence de langue de bois. Un ton devenu rare dans les publications sur les questions de développement, de plus en plus souvent prises dans un optimisme lénifiant se voulant auto-réalisateur.

 

L’Afrique en crise ?

 

L’Afrique en crise : un tel constat tranche avec l’afro-optimisme de ces dernières années. Depuis le début des années 2010, la communauté internationale met en effet l’accent sur certains aspects positifs de l’actualité africaine : la maîtrise croissante d’enjeux sanitaires majeurs, l’attraction croissante exercée par le continent à l’égard de certains investisseurs (notamment issus de pays émergents – Chine, Inde, Turquie, Brésil notamment), ou encore la lente consolidation des processus d’alternance démocratiques. L’analogie est tentante : l’Afrique d’aujourd’hui serait l’Asie d’il y a quarante ans, et l’Afrique de demain serait le moteur de la croissance mondiale.

 

Un tel optimisme doit, pour Michaloff, être doublement relativisé. D’une part, l’afro-optimisme de ces dernières années s’inscrit dans une longue fluctuation entre descriptions exagérément pessimistes (cf. par exemple un titre de The Economist, en mai 2000 : « Africa, the hopeless continent ») ou optimistes (cf. par exemple un autre titre, de Challenges, en mars 2016 : « Comment l’Afrique est devenue un nouvel Eldorado »). D’autre part – et surtout – les défis auxquels l’Afrique est confrontée, en particulier démographiques, restent immenses. Pour Michailoff (p.8), le constat est sans appel : « Il ne faut pas se le cacher, le continent est un véritable baril de poudre. La poudre s’appelle démographie. Et le détonateur se nomme emploi. L’équation est simple : en 2050, l’Afrique au sud du Sahara aura une fois et demie la population de la Chine. Mais les jeunes en âge de travailler y seront trois fois plus nombreux. Comment vont-ils se nourrir ? Se loger ? (…) Quels seront, où seront les emplois ? ».

 

Dans nos banlieues ?

 

Les risques identifiés par l’auteur sont en particulier extrêmes dans le Sahel francophone. Serge Michailof est un expert reconnu de la région, notamment pour y avoir été le conseiller de plusieurs ministres et chefs d’Etats depuis les années 1980. Selon lui (p.8 également,), « ce qui vaut et inquiète pour l’ensemble du continent prend une valeur dramatique quand il s’agit du Sahel (…). Que peut faire le Niger, dont la population aura été multipliée par un facteur supérieur à 20 (!) entre son indépendance en 1960 et 2050, alors que son potentiel agricole est très réduit et fortement contraint par les conditions climatiques ? ». Michailof propose alors un parallèle avec une autre région du monde où il a travaillé, l’Afghanistan. Or, du fait de la proximité géographique (et, dans le cas du Sahel francophone, linguistique) avec l’Europe et la France, nous pourrions avoir à subir les risques d’un Sahélistan, « puis, par un jeu de dominos, un Africanistan : un Afghanistan africain, mais à la puissance 5 ou 10, dont l’une des conséquences inéluctables sera qu’une bonne partie de l’Afrique en crise se retrouvera dans nos banlieues ».

 

Les conséquences migratoires et politiques de la probable réalisation de ces risques sont abordées brièvement mais sans ambages. Dans une section intitulée « Le Multiculturalisme est-il l’avenir ? », une approche réaliste est proposée : le multiculturalisme, écrit l’auteur, « que j’ai tant apprécié dans l’une des banlieues riches de Washington et sur le campus de MIT » n’a pas la même signification que « dans un des ghettos clichés de la banlieue parisienne, dans un immeuble saccagé par des résidents refusant le respect des règles élémentaires de notre savoir-vivre, avec des bandes ‘dealant’ de la drogue en bas de l’escalier » (p. 339). Allant jusqu’à évoquer la perspective, dans les pays européens, de l’apparition de « mini-califats gérés selon la charia » (p. 341), il rappelle que « toute nation solide suppose une identité de valeurs et une culture commune ».

 

Quelles pistes pour contrer le scénario Sahelistan/Africanistan ?

 

La réorientation des priorités et le renforcement institutionnel de notre politique de développement sont préconisés. Sur la base de ses observations, Serge Michailof suggère quelques priorités : l’insistance sur le développement rural (cf. p. 71 : les ruraux étant, en Afrique, 5,5 fois plus pauvres que les urbains, contre 2,7 en Inde, où la situation est pourtant problématique), l’insistance, plus spécifiquement, sur l’irrigation (cf. p. 61 : il existe seulement 6 millions d’hectares de surfaces irriguées en Afrique, contre 90 millions en Asie du sud ; à ce titre, est déploré, en particulier au sein de la Banque mondiale, le déclin de l’influence des ingénieurs agronomes au profit des macro-économistes depuis les années 1970) ; l’aide à la construction des appareils d’Etat là où notre influence est importante (par exemple au Mali) ; et la remise à l’agenda des questions de maîtrise de la croissance démographique dans la communauté internationale. La cohérence de l’action française en ces domaines exigera, pour l’auteur, une plus grande coordination interministérielle, ainsi que l’augmentation durable des ressources en subvention.  

 

Pour autant, Serge Michailof n’élude pas la condition nécessaire de tout redressement de la situation : le volontarisme des élites africaines elles-mêmes. Une première bataille, en amont, est celle de la formation : « seuls 4% des étudiants africains se préparent aux métiers d’ingénieurs, contre 20% en Asie » (p. 96). Une autre bataille consiste, pour les hommes d’Etat, à se montrer courageux : face à la corruption et à l’existence de réseaux parallèles de prédation doublant les organigrammes officiels, « on ne peut transformer radicalement ces institutions défaillantes qu’en ‘renversant la table’, en remettant complètement en cause le système de recrutement et de sélection des cadres » (p. 144). Enfin, et dans le Sahel francophone comme ailleurs, les élites politiques devront « aussi avoir le courage d’affronter l’idéologie salafiste » (p.334).

 

Notre attention au sort de l’Afrique – et plus spécifiquement du Sahel francophone – n’est donc pas qu’un enjeu de générosité : elle est surtout un enjeu d’intérêt national à long-terme pour la France.

 

PAS

Réflexions. Vous trouverez ici les réflexions que nous voulons partager avec vous. Nous les avons souhaitées exigeantes, afin qu'elles puissent nourrir un débat public de qualité. Résolument tournées vers l'avenir, elles se présentent comme préalables à des actions concrètes, au plus près des territoires, sur les thèmes qui nous sont chers : transmission. Mouvement Servir - Service national universel Service national universel : l’action de l’Etat a besoin de temps long, non de disruption permanente

Service national universel : l’action de l’Etat a besoin de temps long, non de disruption permanente

Ce matin, le gouvernement a annoncé le lancement en 2019 du Service national universel (SNU). Beaucoup de scénarios avaient été envisagés – d’un service national obligatoire encadré par les armées au « parcours citoyen » d’une semaine par an pour les collégiens. Aujourd’hui, le gouvernement décide qu’il annoncera quelque chose après une future consultation… La seule certitude apparente, c’est que le service national durera un mois, « autour de 16 ans ».

 

L’objectif affiché est louable mais le dispositif envisagé ne peut que manquer sa cible

L’objectif affiché du SNU – redonner le sens du service aux plus jeunes – est louable. Mais le dispositif qui semble envisagé ne peut que manquer sa cible.

Un service ne doit pas être poursuivi pour lui-même. Il n’est pas une coquille vide : servir, c’est servir quelque chose. C’est dans son efficacité concrète que le service prend du sens – à défaut, il n’est que contrainte artificielle imposée d’en haut. Le service ne crée de cohésion que si l’objet qu’il se donne prend une réelle signification aux yeux de ceux qu’il engage. C’est ce qui fait la réussite du Service civique, qui mobilise depuis sa création un nombre sans cesse croissant de jeunes. Les bienfaits qui sont attendus d’un SNU – faire l’expérience de la mixité sociale et de la cohésion républicaine – ne peuvent découler que de cette utilité concrète qui pourra lui donner sens.

Faute de cela, on ne fondera rien en quinze jours d’internat et quinze jours de « projets collectifs », agrémentés d’enseignements sur la morale civique. Aucun dispositif, même le plus coûteux, ne fera en quelques semaines ce que l’école n’a pas réussi en quinze ans. Ce dispositif apparaît pour ce qu’il est : une promesse de campagne médiatiquement payante, mais que notre pays paiera cher sans en tirer une véritable amélioration. L’ironie est que les 3 milliards d’euros envisagés, grevant le budget d’un Etat surendetté, seront à la charge de cette génération à laquelle on prétend enseigner le civisme tout en continuant de financer sur son dos des mises en scène politiciennes.

La France a choisi l’armée de métier – on peut le regretter aujourd’hui, mais sauf à vouloir revenir à la conscription, il faut assumer ce choix dans la durée. Aujourd’hui, nos forces, déjà fragilisées par des années de réductions budgétaires, portent avec courage et professionnalisme le poids de leurs nombreux engagements pour la défense de la France : un dispositif éducatif ne saurait leur être imposé. Dès lors, il est inutile de créer un faux semblant de service militaire, qui ne serait ni militaire, ni service, pour résoudre la crise causée par les fragmentations de notre société. L’action de l’Etat a besoin de temps long, non de disruption permanente.

 

Notre sentiment d’appartenance à une même nation, c’est d’abord par l’école qu’il faut la reconstruire

Notre sentiment d’appartenance à une même nation, c’est d’abord par l’école qu’il faut la reconstruire. L’éducation est la seule réponse, par la transmission d’une culture commune qu’elle seule peut offrir. Mais pour recréer ce sens de l’appartenance, encore faut-il que nos gouvernants se donnent d’autres objectifs que l’émancipation de l’individu, et qu’ils participent à la reconstruction des liens qui nous relient les uns aux autres. Pour cela, il faut continuer sereinement de développer des dispositifs qui, loin de l’usine à gaz qui se dessine aujourd’hui, font déjà leurs preuves sur le terrain : service civique, service militaire adapté, établissements pour l’insertion dans l’emploi (EPIDe)…

Le Président est un remarquable communicant ; mais il s’agit ici d’enjeux qui n’autorisent pas les artifices de communication. Réparer le sens civique et préparer les générations qui viennent à jouer leur rôle dans la nation, voilà des objectifs trop sérieux pour qu’on les traite par de tels artifices.

 

PFS

Thibault Hennion

François-Xavier Bellamy

Cette crise qui vient

Plusieurs indices macroéconomiques et microéconomiques laissent supposer qu’une crise financière de grande ampleur pourrait se manifester dans les toutes prochaines années voire les tout prochains mois. On observe en effet depuis plusieurs mois une concomitance de signaux qui indiquent que le système financier se dérègle, et qu’un retour à l’équilibre ne pourra intervenir qu’à travers une réinitialisation qui provoquera des secousses importantes sur un ou plusieurs secteurs de l’économie, sur la liquidité, sur le secteur bancaire et sur les marchés d’actions et d’obligation en général.

Ces indices sont les suivants :

La dette mondiale atteint des niveaux historiques. Selon la Banque des règlements internationaux (BRI), entre 2006 et 2016, la dette cumulée des Etats, des entreprises et des ménages est passée  de 235 % du PIB à près de 275 %. Une telle évolution est inédite. Selon le FMI, « historiquement, la probabilité de voir une crise bancaire majeure émerger dans les trois années qui suivent lorsque le ratio de dette des ménages des pays riches atteint 65 % s’accroît nettement ». Il est actuellement de 63%, en hausse de 11 points depuis 2008. (1)

Les taux d’intérêts négatifs persistent, les investisseurs ne sont donc pas récompensés pour leur prise de risque. Ces taux d’intérêt négatifs sont encouragés par les politiques monétaires très  accommodantes des banques centrales, qui déversent plusieurs dizaines de milliards par mois sur les marchés financiers, particulièrement en Europe et aux Etats-Unis. (2)

Les marchés actions atteignent des sommets, tirant profit de la liquidité très importante à disposition, et des meilleures perspectives de la croissance mondiale, qui reste néanmoins à des niveaux modestes (3,9% pour 2018 et 2019 selon le FMI, 3,1% pour la banque mondiale en 2018). Les bourses mondiales retrouvent voire dépassent leur plus haut niveau historique.

Des critiques de plus en plus vives voient le jour sur la manière de déterminer la productivité dans nos économies, dont les méthodes de calculs ne semblent plus adaptées à l’ère numérique. Ces incertitudes accroissent le doute sur l’évaluation de la croissance potentielle des Etats, et donc sur les politiques publiques à mettre en œuvre pour atteindre le plein emploi et maîtriser l’inflation
(objectifs premiers des politiques monétaires). (3)

Les témoignages se multiplient en ce qui concerne la facilité de lever des fonds auprès d’investisseurs, notamment pour les technologies innovantes de NBIC ou de projets liés à la data.  Néanmoins, d’un point de vue global, le volume du financement des entreprises innovantes diminue, comme si l’offre de nouveaux investissements ne permettait pas de répondre totalement à la demande d’investissement. (4)

Enfin, les valeurs que l’on considérait habituellement comme des valeurs refuges poursuivent une évolution erratique. L’or s’approche de son plus haut historique depuis quatre ans, mais reste encore loin du niveau qui était le sien en mai 2013. Les prix de l’immobilier sont en augmentation notable en France en zone urbaine, mais il demeure difficile de savoir si cela provient d’une véritable hausse sous-jacente, ou si elle est avant tout pilotée par la faiblesse des taux d’intérêt, d’autant que le prix des logements en province reste modéré. Les montants d’échange sur le marché de l’art augmentent par rapport à 2016, mais restent bien inférieurs aux montants des années 2014 et 2015. Ils sont par ailleurs tirés par la valorisation très importante de quelques œuvres phases, ce qui laisse supposer que les volumes pourraient être en diminution. Enfin, le bitcoin atteint des sommets, mais sa volatilité semble plus corrélée aux interrogations sur la manière de le réguler que par la constitution d’une valeur refuge.

On observe donc une divergence de plusieurs indicateurs macroéconomiques, qui s’ajoute au niveau de risque élevé supporté par économies occidentales, caractérisé par le niveau de l’endettement. Dans ce contexte, la confiance des marchés dans l’économie, valeur capitale dans le déclenchement d’un krach boursier (5), pourrait donc être mise à mal par un simple soubresaut, comme en témoigne le mini-krach du 5 février 2018.

A la recherche de la prochaine incompréhension collective

Comme le remarque Jaime Caruana, Directeur général de la BRI, « Chaque crise a été permise par une incompréhension collective qui a créé un angle mort sur le risque. ». On relèvera ainsi que les crises précédentes ont été précipitées par l’édification de mythes collectifs : l’impossible faillite des états, l’irrésistible ascension des prix de l’immobilier résidentiel américain, la croyance dans les ratings attribués par les agences de notations. (6)

Il est extrêmement difficile et périlleux d’anticiper les raisons d’une crise financière. Comme le souligne l’adage, « un économiste est un expert qui saura parfaitement vous expliquer demain pourquoi ce qu’il a prévu hier ne s’est pas passé aujourd’hui ». Certains constats peuvent cependant être formulés pour tenter de déceler les prémisses d’une nouvelle incompréhension collective.

Plusieurs entreprises dans différents secteurs économiques peuvent paraître surévaluées, c’est le cas des entreprises technologiques en général, mais leur évolution peut néanmoins être expliquée : le développement des technologies haut-débit, la démocratisation des smartphones et l’essor de l’internet des objets ouvrent des perspectives nouvelles qui se retrouvent dans les espérances que suscitent ces entreprises. Plus fondamentalement, l’économie numérique encourage la création de plateformes hégémoniques, spécialisées dans un domaine bien particulier, qui deviennent de véritables places de marché, attirant toute l’offre et toute la demande vers elles : Uber pour le transport particulier urbain, AirB&B pour la location entre particulier, WeWork pour l’immobilier de bureau, Amazon pour le e-commerce, etc…(7) Une course aux investissements s’engage pour devenir le plus vite possible incontournable, dans l’espoir de jouir ensuite d’un monopole de fait qui assure des profits conséquents à long terme (voir l’exemple de la livraison de repas à domicile (8)). La valorisation très importante de ces entreprises repose donc sur ces perspectives de profit.

Une autre caractéristique est citée à l’envi pour démontrer la force des plateformes et des géants de la technologie : la capacité à recueillir et traiter un nombre important de données. C’est le cas des cinq GAFAM(9), et de tous les réseaux sociaux en général qui disposent d’une connaissance extrêmement fine de leurs consommateurs et sont capables d’établir des profils d’une grande précision, véritable mine d’or pour la publicité ou le ciblage des consommateurs. Ce paradigme pourrait être remis en cause par la double pression des consommateurs d’une part, qui seraient de plus en plus attentifs aux données qu’ils fourniraient gratuitement, et du régulateur d’autre part, qui devient également plus exigeant et se saisit progressivement du sujet en raison des demandes répétées des citoyens (données personnelles, réglementation sur la qualité de l’information, responsabilisation des publieurs/éditeurs de contenus). Cette instabilité est renforcée par le fait que la publicité digitale demeure une pratique jeune, dont l’évaluation précise de l’efficacité s’avère encore difficile. Les annonceurs se montrent enfin plus exigeants, voire perplexes, face aux montants extrêmement importants qu’ils dépensent. (10)

GAFAM

Google, Amazon, Apple et Microsoft disposent d’une grande diversification de leurs sources de revenu et d’une présence à plusieurs étapes de la chaîne de valeur qui leur permettront aisément de tirer profit des évolutions des habitudes du consommateur et de la réglementation. Cela ne semble pas être le cas de Facebook, et les difficultés croissantes que le réseau social connaît pourraient annoncer les prémices d’une remise en cause plus fondamentale. L’amorce de ce changement de paradigme pourrait être de nature à bousculer les entreprises technologiques en général et à se propager à la sphère financière. En tout état de cause, la fébrilité des marchés financiers, illustrée par le « mini-krach » du 5 février, est telle que la moindre secousse, même bénigne, pourrait plonger les bourses mondiales dans une nouvelle crise.

 

(1) https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0301008948894-alerte-maximale-sur-la-dette-mondiale-2138875.php
(2) https://www.lesechos.fr/26/10/2017/lesechos.fr/030790965772_la-bce-commence-a-reduire-son-soutien-a-l-economie.htm
(3) https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-178296-4e-revolution-industrielle-un-nouvel-age-dor-2146680.php
(4) https://www.lecho.be/entreprises/technologie/La-Silicon-Valley-s-inquiete-pour-le-financement-de-ses-start-ups/9966576
(5) Voir notamment l’analyse des « saillances à la Schelling » par André Orléans dans Le pouvoir de la finance.
(6) Voir l’article des Echos qui résume cette caractéristique des crises https://www.lesechos.fr/16/06/2017/LesEchos/22467-044-ECH_la-prochaine-crise-financiere--inevitable-et-imprevisible.htm
(7) https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0301072541335-le-monde-est-devenu-une-machine-a-fabriquer-des-bulles-2141630.php
(8) http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/05/26/la-livraison-de-repas-suscite-l-appetit-des-investisseurs_5134106_3234.html
(9) Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft
(10) https://business.lesechos.fr/directions-numeriques/030581353683-publicite-digitale-les-annonceurs-s-interrogent-313381.php

L’urgence du long terme

Pour les terroristes de l’Etat islamique, tout est permis – jusqu’à égorger un prêtre – précisément parce que Dieu existe. Que peut-on opposer, en dehors des minutes de silence et des appels à l’union nationale, à ce nihilisme d’un nouveau genre ?

Peut-être cette réponse vous surprendra-t-elle : ces hommes ne croient pas en Dieu. S’ils croyaient à la vérité de leur religion, ils tenteraient de nous en convaincre, et cela passe par le dialogue, par la raison ; s’ils avaient vraiment la foi, ils nous donneraient leurs raisons. Vous ne pouvez convertir personne par la violence. La violence a beaucoup de pouvoir, c’est vrai : avec une arme, on peut obtenir beaucoup de celui que l’on tient sous la menace. On peut exiger de lui qu’il donne ce qu’il possède, qu’il agisse de telle ou telle façon, ou qu’il répète ce que l’on voudra… Mais on ne peut l’obliger à croire en quelque chose. Pour une raison d’ailleurs assez simple : personne ne peut s’obliger lui-même à croire en quelque chose sans raison valable. Le philosophe Epictète s’étonnait déjà de cette indéfectible résistance de la pensée… Le terroriste peut donc braquer ses armes sur un homme, ou sur tout un peuple, en lui ordonnant de croire à l’Islam : sa défaite est assurée d’avance. Même devant la terreur, notre conscience d’hommes fait nos esprits libres, définitivement libres. La seule manière de conduire une personne à adhérer pleinement à un discours, ce n’est pas de vaincre, c’est de convaincre. Quand on est certain d’avoir une vérité à partager avec les autres, c’est à la parole qu’on recourt, et non à la violence… En fait, les djihadistes trahissent leur faiblesse quand ils recourent à la violence. Ils montrent qu’ils n’ont pas une seule raison de croire en leur Dieu ; car s’ils en avaient ne serait-ce qu’une seule, ils tenteraient de nous l’expliquer pour nous permettre de les rejoindre. Comme ils n’en ont pas, ils se contentent médiocrement de réduire le reste du monde au silence. C’est en ce sens qu’on peut décrire le djihadisme comme un nihilisme : celui qui croit veut partager sa foi aux autres ; à celui seul qui ne croit en rien, l’altérité est insupportable, parce qu’elle ne peut être dépassée.

Voilà le défi silencieux que nous lançons au cœur même de cette épreuve : si vraiment votre Dieu est grand, montrez-le ; et si le christianisme est faux, prouvez-le ! Si quelqu’un ne pense pas comme vous, êtes-vous si certains de ne pouvoir le convaincre dans la discussion qu’il vous faut mettre tout votre orgueil à devenir des assassins pour le faire taire ?  En vous faisant gloire d’avoir assassiné un vieux prêtre sans armes, vous montrez en réalité l’étendue de votre impuissance… Lui croyait tellement à la vérité d’une parole qu’il avait consacré sa vie à la partager. Aujourd’hui, vous démontrez malgré vous la différence entre la force de sa fidélité discrète et féconde, et l’ineptie de votre violence bruyante, qui ne saura jamais que détruire.

Peut-on aborder la question du djihadisme sous un angle civilisationnel et religieux quand dans notre pays vivent environ cinq millions de musulmans, qui partagent pour l’essentiel les valeurs dites « occidentales »?

La question nous est renvoyée à tous : que sont les « valeurs occidentales » ? Et sommes-nous si sûrs de les partager vraiment ? Souvenons-nous que la France a été en première ligne pour refuser que l’Europe reconnaisse ses racines chrétiennes… Les valeurs que nous reprochons aux terroristes d’attaquer, n’avons-nous pas été les premiers à les vider de leur substance, même en sauvant les apparences ? Aujourd’hui, le dénominateur commun du monde occidental semble bien souvent se réduire à une forme d’individualisme consumériste, et son seul horizon se mesure en points de croissance et en indice du moral des ménages… Si le djihadisme est un nihilisme, il n’est pas étonnant qu’il prospère singulièrement dans le vide d’idéal qui traverse notre société. L’auteur de l’attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray avait tenté de partir en Syrie ; la France est le pays européen qui a, hélas, fourni le plus grand nombre de ces candidats au djihad. Le problème n’est peut-être pas directement religieux ; bien sûr, l’Islam a une grande responsabilité dans ce qui advient en ce moment : comme l’écrivait Abdennour Bidar, le monde musulman doit « reconnaître que les racines du mal qui lui vole aujourd’hui son visage sont en lui-même. » Mais de toute évidence, ce mal s’alimente aussi dans notre pays de la pauvreté intellectuelle et spirituelle à laquelle nous nous sommes habitués, et il nous renvoie donc en même temps à notre responsabilité collective.

Le politique peut-il encore quelque chose ?

Peut-être manque-t-il d’un diagnostic qui touche l’essentiel… Avons-nous vraiment travaillé sur le cœur du problème, sur ce qui motive cette folie criminelle ? Dans l’histoire, le terrorisme a pu passer par l’engagement politique, ou intellectuel. Ce n’est pas le cas aujourd’hui : c’est par la petite délinquance, par des itinéraires médiocres, sur fond d’effondrement de la rationalité, que des jeunes, perdus dans une société française sans repères et sans aspirations, finissent par devenir des assassins. Chez eux, la rencontre avec un Islam caricatural a servi de catalyseur pour transformer le vide passif qui marque notre collectivité, en une sorte de vide actif, individualisé. Du néant devenu puissance d’anéantissement : voilà ce qui définit le terrorisme contemporain. Avons-nous assez essayé de comprendre cela, de l’anticiper ? Tant que nous n’aurons pas compris l’ampleur du problème, aucune mesure sécuritaire ne nous garantira contre cette folie destructrice. Et les politiques sembleront de plus en plus impuissants, enfermés dans des polémiques stériles sur des circonstances de court terme… Bien sûr il faut tout faire pour éviter autant que possible de futurs attentats, et de futures victimes. Mais sur le fond, la seule urgence est maintenant le long terme. Et puisque ceux qui nous frappent, pour beaucoup d’entre eux, ont grandi en France, cette urgence est assez simple : il faut reconstruire l’école, non pas tant pour combattre le discours islamiste que pour empêcher qu’il trouve encore dans les esprits un tel vide à habiter.

L’un des buts avoués de l’EI est la dislocation de notre société, l’instauration un climat de guerre civile entraînant une division entre un « eux » et un « nous » intérieurs… Comment conjurer cette menace ?

Il n’y a qu’une seule façon de la conjurer, c’est de gagner cette guerre, ou à tout le moins d’expliquer aux Français comment nous pourrons la gagner. La politique est l’art d’ouvrir des perspectives ; quand elle ne propose plus de choix, quand elle ne présente plus de solutions crédibles – fussent-elles exigeantes, alors les individus reviennent inéluctablement à l’instinct primaire qui leur commande de se protéger eux-mêmes, et c’est alors, comme l’écrivait Hobbes, « la guerre de tous contre tous » qui resurgit…

Ne doit-on pas reconnaître notre impuissance devant un ennemi qui, lui, ne craint pas la mort ?

C’est une vraie mutation en effet : pour le terroriste d’aujourd’hui, la mort n’est plus un outil de négociation, ni le moyen d’obtenir une victoire ; la mort, c’est toute la victoire. Je me souviens du mot glaçant de Merah, qui venait de tuer sept innocents, au négociateur du RAID, qui tentait de le raisonner avant de lancer l’assaut contre lui : « Moi la mort, je l’aime comme vous vous aimez la vie. » Voilà la clé du terrorisme contemporain : la destruction est son but, revendiquée au nom d’une vengeance très approximative, et le suicide son mode d’action. C’est ce qui le rend singulièrement angoissant : même quand ils retiennent des otages, les djihadistes ne veulent rien obtenir, sinon le spectacle toujours nouveau de la violence. Du coup, quand cela s’arrêtera-t-il ? Ce n’est pas le signe de leur force, car en fait ils ne peuvent pas gagner ; mais nous, nous pouvons beaucoup perdre.

Entretien paru dans Le Point du 28 juillet 2016. Propos recueillis par Saïd Mahrane.