Veritas ?

« La vérité de demain se nourrit de l’erreur d’hier. » (Pilote de Guerre, Antoine de Saint-Exupéry). J’aimerais faire miens ces mots de Saint-Exupéry tant ils aident par tout temps à renouer avec l’espoir.

Mon arrivée à Boston en 2015 a marqué le coup d’envoi de mes études aux Etats-Unis. Trois en plus tard, finissant mon master d’Architecture à Harvard, je suis aux premières loges d’un formidable paradoxe : le système académique américain dont les meilleures universités occupent les premières places dans les classements mondiaux est en train d’imploser. A l’ origine du phénomène : la question de la transmission. Sa cause : la déconstruction française. Double ironie que d’être étudiant français aujourd’hui en Amérique, sachant trop bien les causes du mal, et ses dégâts programmés.

Un exemple vécu parmi d’autres : j’ai suivi, en mai 2016 à Harvard, un cours de théorie de l’architecture. Ce cours magistral, véritable pivot de notre curriculum, était supposé éclairer les jeunes architectes quant aux fondements de leur profession. Traditionnellement les étudiants étaient invités à comprendre comment l’architecture, de Vitruve au Corbusier, pouvait être l’objet de théories diverses, toutes constitutives de sa discipline (sociologie, anthropologie, philosophie, histoire des sciences etc.). Je m’attendais donc que l’on y suscite ma réflexion et mon discernement sur ce mode libre, ouvert et apolitique que j’attendais avec enthousiasme. Quelle ne fut pas ma surprise quand je découvris lors de mon premier cours, qu’en lieu et place des auteurs attendus, Debord, Derrida, Deleuze, Barthes et Bourdieu occupaient sans partage le podium. Ce Panthéon de nos déconstructeurs nous annonçait en fait, l’inévitable déconstruction à venir de l’Architecture, et ce étalé sur 14 cours.

En évitant, le corpus classique des grands textes édifiant de l’Architecture, nos professeurs y avaient substitué une dissection clinique de notre discipline. Désormais reléguée au banc des accusés, « l’architecture comme outil de soumission », « l’architecture, vecteur d’oppression », etc.  disparaissait comme métier, celui que nous venions apprendre, pour être reclassée en activité délinquante. De même que Bourdieu déconstruisait le langage, qu’il dénonçait comme un outil de domination, le cours s’escrimait à déceler la part d’ombre de notre discipline pour mettre à jour sa supposée violence ! La lecture d’un bâtiment, de ses plans, ses coupes et ses perspectives, hier sujet d’admiration devenait l’objet d’analyses méfiantes afin de débusquer l’abus de pouvoir de l’architecte ou de son client, tous deux forcément coupables. Comble d’une discipline ou l’artisan condamne sa création, et l’enseignant renie l’objet même de son magister.

L’architecture n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de l’évolution du milieu académique américain. Ce témoignage est à la fois inquiétant et pathétique mais permet de ne pas sous-estimer l’effet rémanent de la déconstruction française. Mais ce phénomène nous rappelle avant tout, pour le meilleur et pour le pire, le pouvoir des idées, et incidemment de l’importance de la pensée française dans le monde. Au constat désolant, suit l’espoir : et si à l’onde de choc des déconstructeurs, suivait celle de la « reconstruction » ? Et si les idées portées ici, en France, par ceux qui veulent rebâtir un monde de sens, et un projet franchement humaniste, pouvait irradier à contre-courant nos voisins anglo-saxons ?

C’est ici l’occasion de réaliser l’importance de Servir, de son message et de sa portée. Si le livre de François-Xavier Bellamy Les déshérités ou l’urgence de transmettre a été un sursaut pour notre génération, le mouvement qu’il suscite a le potentiel de dépasser nos frontières.  En posant les fondements d’une reconstruction saine et tant attendue, nous avons la possibilité d’entraîner dernière nous la cohorte des déshérités et des déçus de la déconstruction. Si le slogan d’Harvard demeure « Veritas », il n’y aura de quête de vérité sans une pensée renouvelée.  Puissent les mots de Saint-Exupéry nous aider à renouer avec l’espoir, 40 ans après que nos penseurs de Saint-Germain aient entre eux décidé d’interrompre la transmission d’un patrimoine culturel et intellectuel. 

 

Stanislas Chaillou

L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?

Les vagues migratoires massives auxquelles l’Europe est confrontée sont appelées à durer des décennies. Des millions de personnes – très majoritairement des hommes, d’après les données disponibles – se lancent chaque année vers la promesse d’un avenir meilleur en Europe. Or, et face à un enjeu qui semble appelé à durer, les partis politiques français de gauche comme de droite butent sur la question du long-terme. Les uns semblent en effet tentés de répondre à ces vagues migratoires par l’ouverture et la compassion : sur longue période, une telle approche est cependant susceptible de bouleverser les équilibres démographiques, culturels et sécuritaires de nos sociétés. Les autres, à l’inverse, appellent à une plus grande maîtrise des flux migratoires et à la remise en cause des dispositifs permettant ou encourageant ces flux : une telle approche, quoique plus responsable, bute sur les variables de long-terme qui contribuent à cette ruée vers l’Europe.

 

L’excellent ouvrage Africanistan de Serge Michailoff, paru en 2015, invite à la considération de ces variables de long-terme. En dépit de son sous-titre un brin provocateur (« L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? »), l’auteur n’a rien d’un Cassandre : diplômé d’HEC et du MIT, ayant derrière lui une longue expérience qui l’a conduit à occuper des fonctions de direction à la Banque Mondiale et à l’Agence française de développement (AFD), Serge Michailof est un interlocuteur régulier des cabinets ministériels, du Quai d’Orsay, et des principales administrations françaises. Le regard proposé par l’ouvrage est donc doublement instructif, à la fois par son caractère informé, du fait de l’expérience de son auteur (l’ouvrage est particulièrement riche en anecdotes, souvent révélatrices), et par son caractère engagé, à travers un ton conciliant rigueur statistique et absence de langue de bois. Un ton devenu rare dans les publications sur les questions de développement, de plus en plus souvent prises dans un optimisme lénifiant se voulant auto-réalisateur.

 

L’Afrique en crise ?

 

L’Afrique en crise : un tel constat tranche avec l’afro-optimisme de ces dernières années. Depuis le début des années 2010, la communauté internationale met en effet l’accent sur certains aspects positifs de l’actualité africaine : la maîtrise croissante d’enjeux sanitaires majeurs, l’attraction croissante exercée par le continent à l’égard de certains investisseurs (notamment issus de pays émergents – Chine, Inde, Turquie, Brésil notamment), ou encore la lente consolidation des processus d’alternance démocratiques. L’analogie est tentante : l’Afrique d’aujourd’hui serait l’Asie d’il y a quarante ans, et l’Afrique de demain serait le moteur de la croissance mondiale.

 

Un tel optimisme doit, pour Michaloff, être doublement relativisé. D’une part, l’afro-optimisme de ces dernières années s’inscrit dans une longue fluctuation entre descriptions exagérément pessimistes (cf. par exemple un titre de The Economist, en mai 2000 : « Africa, the hopeless continent ») ou optimistes (cf. par exemple un autre titre, de Challenges, en mars 2016 : « Comment l’Afrique est devenue un nouvel Eldorado »). D’autre part – et surtout – les défis auxquels l’Afrique est confrontée, en particulier démographiques, restent immenses. Pour Michailoff (p.8), le constat est sans appel : « Il ne faut pas se le cacher, le continent est un véritable baril de poudre. La poudre s’appelle démographie. Et le détonateur se nomme emploi. L’équation est simple : en 2050, l’Afrique au sud du Sahara aura une fois et demie la population de la Chine. Mais les jeunes en âge de travailler y seront trois fois plus nombreux. Comment vont-ils se nourrir ? Se loger ? (…) Quels seront, où seront les emplois ? ».

 

Dans nos banlieues ?

 

Les risques identifiés par l’auteur sont en particulier extrêmes dans le Sahel francophone. Serge Michailof est un expert reconnu de la région, notamment pour y avoir été le conseiller de plusieurs ministres et chefs d’Etats depuis les années 1980. Selon lui (p.8 également,), « ce qui vaut et inquiète pour l’ensemble du continent prend une valeur dramatique quand il s’agit du Sahel (…). Que peut faire le Niger, dont la population aura été multipliée par un facteur supérieur à 20 (!) entre son indépendance en 1960 et 2050, alors que son potentiel agricole est très réduit et fortement contraint par les conditions climatiques ? ». Michailof propose alors un parallèle avec une autre région du monde où il a travaillé, l’Afghanistan. Or, du fait de la proximité géographique (et, dans le cas du Sahel francophone, linguistique) avec l’Europe et la France, nous pourrions avoir à subir les risques d’un Sahélistan, « puis, par un jeu de dominos, un Africanistan : un Afghanistan africain, mais à la puissance 5 ou 10, dont l’une des conséquences inéluctables sera qu’une bonne partie de l’Afrique en crise se retrouvera dans nos banlieues ».

 

Les conséquences migratoires et politiques de la probable réalisation de ces risques sont abordées brièvement mais sans ambages. Dans une section intitulée « Le Multiculturalisme est-il l’avenir ? », une approche réaliste est proposée : le multiculturalisme, écrit l’auteur, « que j’ai tant apprécié dans l’une des banlieues riches de Washington et sur le campus de MIT » n’a pas la même signification que « dans un des ghettos clichés de la banlieue parisienne, dans un immeuble saccagé par des résidents refusant le respect des règles élémentaires de notre savoir-vivre, avec des bandes ‘dealant’ de la drogue en bas de l’escalier » (p. 339). Allant jusqu’à évoquer la perspective, dans les pays européens, de l’apparition de « mini-califats gérés selon la charia » (p. 341), il rappelle que « toute nation solide suppose une identité de valeurs et une culture commune ».

 

Quelles pistes pour contrer le scénario Sahelistan/Africanistan ?

 

La réorientation des priorités et le renforcement institutionnel de notre politique de développement sont préconisés. Sur la base de ses observations, Serge Michailof suggère quelques priorités : l’insistance sur le développement rural (cf. p. 71 : les ruraux étant, en Afrique, 5,5 fois plus pauvres que les urbains, contre 2,7 en Inde, où la situation est pourtant problématique), l’insistance, plus spécifiquement, sur l’irrigation (cf. p. 61 : il existe seulement 6 millions d’hectares de surfaces irriguées en Afrique, contre 90 millions en Asie du sud ; à ce titre, est déploré, en particulier au sein de la Banque mondiale, le déclin de l’influence des ingénieurs agronomes au profit des macro-économistes depuis les années 1970) ; l’aide à la construction des appareils d’Etat là où notre influence est importante (par exemple au Mali) ; et la remise à l’agenda des questions de maîtrise de la croissance démographique dans la communauté internationale. La cohérence de l’action française en ces domaines exigera, pour l’auteur, une plus grande coordination interministérielle, ainsi que l’augmentation durable des ressources en subvention.  

 

Pour autant, Serge Michailof n’élude pas la condition nécessaire de tout redressement de la situation : le volontarisme des élites africaines elles-mêmes. Une première bataille, en amont, est celle de la formation : « seuls 4% des étudiants africains se préparent aux métiers d’ingénieurs, contre 20% en Asie » (p. 96). Une autre bataille consiste, pour les hommes d’Etat, à se montrer courageux : face à la corruption et à l’existence de réseaux parallèles de prédation doublant les organigrammes officiels, « on ne peut transformer radicalement ces institutions défaillantes qu’en ‘renversant la table’, en remettant complètement en cause le système de recrutement et de sélection des cadres » (p. 144). Enfin, et dans le Sahel francophone comme ailleurs, les élites politiques devront « aussi avoir le courage d’affronter l’idéologie salafiste » (p.334).

 

Notre attention au sort de l’Afrique – et plus spécifiquement du Sahel francophone – n’est donc pas qu’un enjeu de générosité : elle est surtout un enjeu d’intérêt national à long-terme pour la France.

 

PAS