Numérique et civilisation : quelles perspectives ?

La quatrième révolution industrielle est à l’œuvre. Elle dépasse toutes les autres. Plus que la machine à vapeur au XVIIIe siècle (mécanisation), le pétrole et l’électricité au XIXe (production de masse) ou l’électronique au XXe siècle (automatisation), le numérique bouleverse non seulement notre mode de vie, nos manières de travailler et de consommer, mais remet en cause pour la première fois la primauté de la personne humaine. L’interaction simultanée d’innombrables innovations technologiques dans les sphères physique, numérique et biologique, comporte des bouleversements qui questionnent notre humanité même. Au cœur de cette quatrième révolution industrielle, la convergence de l’intelligence artificielle et du « Big Data » qui promet une robotisation à grande échelle. Quelle place pour l’Homme demain dans cette nouvelle civilisation des machines ?

Des savants fous au service d’un capitalisme prométhéen travaillent déjà à l’intolérable : le dépassement de l’intelligence humaine par l’intelligence artificielle, la fusion de l’homme et de la machine. C’est le dessein du transhumanisme (un autre nom de l’eugénisme) et la théorie de la singularité, sorte de point de non-retour au-delà duquel l’intelligence artificielle s’auto-améliorerait et serait l’unique source de progrès.   

Fort heureusement, cela relève encore de la science-fiction. Le futur n’est pas encore joué. Il nous appartient de l’écrire. Pour autant, l’Homme est réellement en train d’inventer des créatures qui pourraient potentiellement s’affranchir de leurs créateurs. La robotique et l’Internet des objets permettront demain à des machines d’effectuer des tâches toujours plus sophistiquées et conséquentes. Pour la première fois dans l’Histoire de l’humanité, les Hommes et les machines vont entrer dans une forme de concurrence. Cela pose d’immenses questions philosophiques et éthiques, en particulier dans le domaine de la santé, mais aussi plus prosaïquement en termes d’emploi. Les ouvriers ont-ils un avenir à l’ère de l’industrie 4.0 ? Elon Musk, lui-même, considère que l’intelligence artificielle constitue un risque existentiel pour la civilisation humaine.

Internet est aujourd’hui aux mains de grandes entreprises privées transnationales comme les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), stockant et exploitant massivement nos données personnelles. Ces grands groupes emploieront demain des millions de robots et seront en mesure de défier les États. Cela pose gravement la question de la souveraineté des États dans le cyberespace, espace fluide par nature et d’ores et déjà cinquième milieu des opérations militaires.

Alors dans quelle société voulons-nous vivre ? C’est le devoir et l’honneur du politique que de protéger la société des risques potentiels amenés par l’innovation, en particulier quand elle comporte une puissance invasive comme celle des GAFAM. Les dérives de l’intelligence artificielle sont probables et appellent une régulation rapide et efficace des États. L’époque commande aussi de revenir à une forme de sagesse universelle, au principe conservateur de prudence.

Au-delà de la maîtrise des risques, la civilisation 4.0 sera ce que nous en ferons. Le numérique fourmille d’opportunités à saisir afin de rendre l’avenir plus vivable pour nos enfants. Ce serait une grave erreur de réduire la « révolution numérique » à une simple addition d’innovations technologiques foisonnantes ou à la seule adaptation des business models à ces innovations. Il s’agit plus largement d’une révolution « politique », au sens premier du terme dans la pensée grecque. Car par une ironie rusée de l’Histoire, des alternatives surgissent des flots de la mondialisation capitaliste triomphante. L’économie coopérative et collaborative marque la revanche du commun féodal disparu avec la révolution agricole. La montée historique du salariat est interrompue par la réémergence du travail indépendant et de l’artisanat, éliminés par la production de masse de la seconde révolution industrielle.

Le numérique rendra possible demain la généralisation du télétravail et par-là même une plus grande porosité entre vie professionnelle et vie privée. Si les précédentes révolutions industrielles avaient induit une séparation stricte entre vie personnelle et monde du travail, la révolution numérique, quant à elle, en abat les frontières chaque jour davantage. D’une certaine manière, il s’agit d’un retour à une organisation sociale proche de la société paysanne préindustrielle, laquelle reposait précisément sur l’impossible dissociation entre lieu de vie et lieu de travail, et donc sur l’imbrication de facto de la vie familiale et de la vie professionnelle.

On le comprend bien, avec le numérique, deux chemins sont empruntables. Et le pire n’est jamais certain. Du numérique peut naître une société des enracinements, des réseaux de proximité et de réciprocité, en « source ouverte ». Un localisme politique et économique prônant un nouvel équilibre entre les métropoles et la ruralité, afin de remettre le local au centre et le global à la périphérie. Une nouvelle organisation sociale taillée pour résister aux forces centrifuges de la mondialisation, les poussées de l’individualisme et du consumérisme. Le numérique rend paradoxalement possible la mise en réseau d’individus atomisés désirant revenir aux solidarités sociales traditionnelles, appartenir à une communauté locale et cultiver une « écologie intégrale ».

L’ère du numérique peut apporter des réponses décisives aux enjeux environnementaux, l’épuisement des ressources naturelles, la surconsommation, etc. ; car elle peut faire de nous les « autoproducteurs » d’un tout nouveau système de production. Plus sobre, plus économe et même plus efficace que la production de masse. L’impression 3D est plus économe en matières premières, utilisant des technologies par dépôt de couches successives, évitant les gaspillages et les chutes, contrairement à la production industrielle classique fondée sur une logique de découpe. Le passage du prototype à la production en série et à sa commercialisation pourra demain s’effectuer par des circuits de plus en plus courts. Une réindustrialisation verte relève du champ des possibles.

Le XXIe siècle sera technologique. Nous n’assistons pas à une énième révolution industrielle. Cette révolution est d’une autre nature et porte un changement de paradigme politique, économique, social et pourrait-on dire « civilisationnel ». Oui, avec l’Homme augmenté, l’Homme concurrencé, l’Homme inutile, la civilisation est en jeu. Il nous appartient de construire un monde de cohabitation pacifique entre l’Homme et la machine. L’enjeu est de reconstruire une économie du partage, dans le respect de la nature et du bien commun, en s’appuyant sur la puissance de calcul des robots, au service de l’humanité.

 

Edouard Josse