Cette crise qui vient

Plusieurs indices macroéconomiques et microéconomiques laissent supposer qu’une crise financière de grande ampleur pourrait se manifester dans les toutes prochaines années voire les tout prochains mois. On observe en effet depuis plusieurs mois une concomitance de signaux qui indiquent que le système financier se dérègle, et qu’un retour à l’équilibre ne pourra intervenir qu’à travers une réinitialisation qui provoquera des secousses importantes sur un ou plusieurs secteurs de l’économie, sur la liquidité, sur le secteur bancaire et sur les marchés d’actions et d’obligation en général.

Ces indices sont les suivants :

La dette mondiale atteint des niveaux historiques. Selon la Banque des règlements internationaux (BRI), entre 2006 et 2016, la dette cumulée des Etats, des entreprises et des ménages est passée  de 235 % du PIB à près de 275 %. Une telle évolution est inédite. Selon le FMI, « historiquement, la probabilité de voir une crise bancaire majeure émerger dans les trois années qui suivent lorsque le ratio de dette des ménages des pays riches atteint 65 % s’accroît nettement ». Il est actuellement de 63%, en hausse de 11 points depuis 2008. (1)

Les taux d’intérêts négatifs persistent, les investisseurs ne sont donc pas récompensés pour leur prise de risque. Ces taux d’intérêt négatifs sont encouragés par les politiques monétaires très  accommodantes des banques centrales, qui déversent plusieurs dizaines de milliards par mois sur les marchés financiers, particulièrement en Europe et aux Etats-Unis. (2)

Les marchés actions atteignent des sommets, tirant profit de la liquidité très importante à disposition, et des meilleures perspectives de la croissance mondiale, qui reste néanmoins à des niveaux modestes (3,9% pour 2018 et 2019 selon le FMI, 3,1% pour la banque mondiale en 2018). Les bourses mondiales retrouvent voire dépassent leur plus haut niveau historique.

Des critiques de plus en plus vives voient le jour sur la manière de déterminer la productivité dans nos économies, dont les méthodes de calculs ne semblent plus adaptées à l’ère numérique. Ces incertitudes accroissent le doute sur l’évaluation de la croissance potentielle des Etats, et donc sur les politiques publiques à mettre en œuvre pour atteindre le plein emploi et maîtriser l’inflation
(objectifs premiers des politiques monétaires). (3)

Les témoignages se multiplient en ce qui concerne la facilité de lever des fonds auprès d’investisseurs, notamment pour les technologies innovantes de NBIC ou de projets liés à la data.  Néanmoins, d’un point de vue global, le volume du financement des entreprises innovantes diminue, comme si l’offre de nouveaux investissements ne permettait pas de répondre totalement à la demande d’investissement. (4)

Enfin, les valeurs que l’on considérait habituellement comme des valeurs refuges poursuivent une évolution erratique. L’or s’approche de son plus haut historique depuis quatre ans, mais reste encore loin du niveau qui était le sien en mai 2013. Les prix de l’immobilier sont en augmentation notable en France en zone urbaine, mais il demeure difficile de savoir si cela provient d’une véritable hausse sous-jacente, ou si elle est avant tout pilotée par la faiblesse des taux d’intérêt, d’autant que le prix des logements en province reste modéré. Les montants d’échange sur le marché de l’art augmentent par rapport à 2016, mais restent bien inférieurs aux montants des années 2014 et 2015. Ils sont par ailleurs tirés par la valorisation très importante de quelques œuvres phases, ce qui laisse supposer que les volumes pourraient être en diminution. Enfin, le bitcoin atteint des sommets, mais sa volatilité semble plus corrélée aux interrogations sur la manière de le réguler que par la constitution d’une valeur refuge.

On observe donc une divergence de plusieurs indicateurs macroéconomiques, qui s’ajoute au niveau de risque élevé supporté par économies occidentales, caractérisé par le niveau de l’endettement. Dans ce contexte, la confiance des marchés dans l’économie, valeur capitale dans le déclenchement d’un krach boursier (5), pourrait donc être mise à mal par un simple soubresaut, comme en témoigne le mini-krach du 5 février 2018.

A la recherche de la prochaine incompréhension collective

Comme le remarque Jaime Caruana, Directeur général de la BRI, « Chaque crise a été permise par une incompréhension collective qui a créé un angle mort sur le risque. ». On relèvera ainsi que les crises précédentes ont été précipitées par l’édification de mythes collectifs : l’impossible faillite des états, l’irrésistible ascension des prix de l’immobilier résidentiel américain, la croyance dans les ratings attribués par les agences de notations. (6)

Il est extrêmement difficile et périlleux d’anticiper les raisons d’une crise financière. Comme le souligne l’adage, « un économiste est un expert qui saura parfaitement vous expliquer demain pourquoi ce qu’il a prévu hier ne s’est pas passé aujourd’hui ». Certains constats peuvent cependant être formulés pour tenter de déceler les prémisses d’une nouvelle incompréhension collective.

Plusieurs entreprises dans différents secteurs économiques peuvent paraître surévaluées, c’est le cas des entreprises technologiques en général, mais leur évolution peut néanmoins être expliquée : le développement des technologies haut-débit, la démocratisation des smartphones et l’essor de l’internet des objets ouvrent des perspectives nouvelles qui se retrouvent dans les espérances que suscitent ces entreprises. Plus fondamentalement, l’économie numérique encourage la création de plateformes hégémoniques, spécialisées dans un domaine bien particulier, qui deviennent de véritables places de marché, attirant toute l’offre et toute la demande vers elles : Uber pour le transport particulier urbain, AirB&B pour la location entre particulier, WeWork pour l’immobilier de bureau, Amazon pour le e-commerce, etc…(7) Une course aux investissements s’engage pour devenir le plus vite possible incontournable, dans l’espoir de jouir ensuite d’un monopole de fait qui assure des profits conséquents à long terme (voir l’exemple de la livraison de repas à domicile (8)). La valorisation très importante de ces entreprises repose donc sur ces perspectives de profit.

Une autre caractéristique est citée à l’envi pour démontrer la force des plateformes et des géants de la technologie : la capacité à recueillir et traiter un nombre important de données. C’est le cas des cinq GAFAM(9), et de tous les réseaux sociaux en général qui disposent d’une connaissance extrêmement fine de leurs consommateurs et sont capables d’établir des profils d’une grande précision, véritable mine d’or pour la publicité ou le ciblage des consommateurs. Ce paradigme pourrait être remis en cause par la double pression des consommateurs d’une part, qui seraient de plus en plus attentifs aux données qu’ils fourniraient gratuitement, et du régulateur d’autre part, qui devient également plus exigeant et se saisit progressivement du sujet en raison des demandes répétées des citoyens (données personnelles, réglementation sur la qualité de l’information, responsabilisation des publieurs/éditeurs de contenus). Cette instabilité est renforcée par le fait que la publicité digitale demeure une pratique jeune, dont l’évaluation précise de l’efficacité s’avère encore difficile. Les annonceurs se montrent enfin plus exigeants, voire perplexes, face aux montants extrêmement importants qu’ils dépensent. (10)

GAFAM

Google, Amazon, Apple et Microsoft disposent d’une grande diversification de leurs sources de revenu et d’une présence à plusieurs étapes de la chaîne de valeur qui leur permettront aisément de tirer profit des évolutions des habitudes du consommateur et de la réglementation. Cela ne semble pas être le cas de Facebook, et les difficultés croissantes que le réseau social connaît pourraient annoncer les prémices d’une remise en cause plus fondamentale. L’amorce de ce changement de paradigme pourrait être de nature à bousculer les entreprises technologiques en général et à se propager à la sphère financière. En tout état de cause, la fébrilité des marchés financiers, illustrée par le « mini-krach » du 5 février, est telle que la moindre secousse, même bénigne, pourrait plonger les bourses mondiales dans une nouvelle crise.

 

(1) https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0301008948894-alerte-maximale-sur-la-dette-mondiale-2138875.php
(2) https://www.lesechos.fr/26/10/2017/lesechos.fr/030790965772_la-bce-commence-a-reduire-son-soutien-a-l-economie.htm
(3) https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/cercle-178296-4e-revolution-industrielle-un-nouvel-age-dor-2146680.php
(4) https://www.lecho.be/entreprises/technologie/La-Silicon-Valley-s-inquiete-pour-le-financement-de-ses-start-ups/9966576
(5) Voir notamment l’analyse des « saillances à la Schelling » par André Orléans dans Le pouvoir de la finance.
(6) Voir l’article des Echos qui résume cette caractéristique des crises https://www.lesechos.fr/16/06/2017/LesEchos/22467-044-ECH_la-prochaine-crise-financiere--inevitable-et-imprevisible.htm
(7) https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/0301072541335-le-monde-est-devenu-une-machine-a-fabriquer-des-bulles-2141630.php
(8) http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/05/26/la-livraison-de-repas-suscite-l-appetit-des-investisseurs_5134106_3234.html
(9) Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft
(10) https://business.lesechos.fr/directions-numeriques/030581353683-publicite-digitale-les-annonceurs-s-interrogent-313381.php